1. Introduction : un homme, un système, une obsession politique
Depuis deux décennies, le débat politique guinéen semble tourner autour d’un même visage : Cellou Dalein Diallo.
Ancien Premier ministre sous le général Lansana Conté et principal opposant aux régimes successifs, il est devenu la cible favorite
des accusations de corruption, de mauvaise gouvernance et de détournements financiers.
Pourtant, la Guinée a connu avant et après lui des décennies d’abus, d’enrichissement illicite et d’impunité au sommet de l’État.
Alors pourquoi, dans l’imaginaire politique national, Cellou reste-t-il “le problème”, tandis que d’autres responsables échappent à la même condamnation morale ?
Cette question révèle bien plus qu’un simple débat partisan : elle dévoile les mécanismes profonds du pouvoir guinéen, fondés sur
la personnalisation, la mémoire sélective et la manipulation du récit historique.
2. L’héritage politique de la Guinée : du régime fort à l’État fragile
- Le poids du passé autoritaire : Depuis l’indépendance en 1958, la Guinée a connu des régimes où le pouvoir s’est toujours confondu avec l’État.
Sékou Touré impose un contrôle total de la société, Lansana Conté instaure un pluralisme de façade mais conserve une gouvernance clientéliste.
Dans cet environnement, la corruption n’est pas une dérive : elle est le mode de fonctionnement même du système. - L’absence de contre-pouvoirs : Sous Conté, la justice, la presse et les institutions de contrôle étaient neutralisées.
Les grandes décisions économiques se prenaient dans l’opacité la plus totale.
C’est dans ce contexte que Cellou Dalein Diallo, haut fonctionnaire devenu Premier ministre, devait naviguer entre réformes et résistances d’un appareil verrouillé.
3. L’ère Alpha Condé : une rupture mise en scène
- Le récit du “nouvel homme fort” : En 2010, Alpha Condé arrive au pouvoir en se présentant comme le sauveur moral d’un État corrompu.
Ancien opposant historique, il promet de tourner la page du système Conté et d’assainir la gouvernance publique.
Mais, très vite, sa communication politique construit un récit simplifié : les fautes du passé sont incarnées par les anciens Premiers ministres,
en particulier Cellou Dalein Diallo. - La diabolisation comme stratégie politique : Condé n’a cessé d’opposer deux camps : celui des “rénovateurs” et celui des “pilleurs de l’ancien régime”.
En ciblant Cellou, il personnifie la rupture qu’il prétend incarner.
Cette stratégie transforme l’adversaire politique en symbole du mal national – une rhétorique de purification morale qui sert à légitimer le pouvoir
et à délégitimer toute opposition.
4. Pourquoi Cellou est le coupable parfait
- La visibilité politique : Contrairement à beaucoup d’autres acteurs du régime Conté, Cellou Dalein était un visage connu, identifié, public.
Dans la perception populaire, celui que l’on voit gouverner devient celui que l’on tient pour responsable. - L’opposant le plus menaçant : Depuis 2010, Cellou Dalein Diallo est le principal rival électoral de tous les régimes successifs.
Le désigner comme corrupteur, c’est neutraliser sa crédibilité morale et politique. - La dimension ethnique et la peur du pouvoir peul : Dans un pays où les fractures communautaires restent instrumentalisées,
l’appartenance peule de Cellou Dalein joue un rôle. Certains discours insinuent qu’un pouvoir dirigé par lui favoriserait “son groupe”. - La justice comme arme politique : Les enquêtes visant Cellou se multiplient, souvent sans preuves judiciaires solides,
tandis que d’autres figures impliquées dans des détournements restent intouchables.
5. Ce que cette focalisation cache
- Le silence sur les vrais responsables : La fixation sur un homme masque le rôle décisif des présidents eux-mêmes dans la gestion opaque
des ressources minières et la captation des richesses nationales. - L’impunité structurelle : Depuis 40 ans, aucune alternance n’a réellement remis en cause le système de prédation.
Les réseaux politico-économiques se recomposent autour du pouvoir du moment. - L’économie du bouc émissaire : Accuser un visage unique permet d’éviter une remise en cause collective.
C’est une stratégie commode qui détourne l’attention du véritable problème : la faiblesse des institutions.
6. Analyse politologique : un cas d’État néo-patrimonial
- La personnalisation du pouvoir : Le système guinéen s’inscrit dans la logique du néo-patrimonialisme africain :
l’État y est privatisé au profit de réseaux d’allégeance. Le pouvoir se maintient en désignant un “autre” à blâmer. - L’absence d’État impartial : Tant que la justice, la presse et le Parlement resteront soumis à l’exécutif,
aucune lutte réelle contre la corruption n’est possible. - Une mémoire sélective et instrumentalisée : Chaque régime écrit sa propre version de l’histoire nationale.
Dans ce cycle sans fin, la corruption devient une arme de narration politique plutôt qu’un crime d’État à combattre.
7. Conclusion : Cellou, miroir d’une défaillance collective
Cellou Dalein Diallo n’est pas le problème de la Guinée.
Il est le miroir d’un système où le pouvoir préfère accuser que se réformer.
En le présentant comme le symbole de la corruption, les dirigeants successifs ont trouvé une solution commode :
détourner l’attention du cœur du mal guinéen – la faiblesse chronique des institutions et la culture de l’impunité.
Tant que la justice ne sera pas indépendante et que les élites continueront d’utiliser la morale publique comme arme électorale,
aucune alternance ne changera la nature du pouvoir.
Cellou Dalein n’est pas la cause, il est le symptôme visible d’une maladie politique invisible :
celle d’un État qui refuse de se regarder en face.
Sources consultées
- Human Rights Watch – We Have Lived in Darkness: Human Rights Agenda for Guinea’s New Government (2011)
- International Crisis Group – Guinea: Change or Chaos (2008)
- Jeune Afrique – Alpha Condé : “La Guinée est un scandale !” (2010)
- Guineematin – Guinea Civil Society Case Study (2022)
- Global Witness – Guinea: Mining Deals and Political Corruption (2017)
- Pulse Africa – Guinea in Five Points (2024)
- Schedler, Andreas – The Politics of Accountability, Oxford University Press (1999)
- Laclau, Ernesto – On Populist Reason, Verso Books (2005)