Dans cette lettre signée depuis Paris, l’écrivain et analyste Alpha Bacar Guilédji adresse une lettre ouverte au chef de la transition guinéenne.
Il y interroge la dérive autoritaire du pouvoir et la tentation de la force face au temps.
Tu parlais de refondation, de justice, de dignité. Tes mots semblaient clairs, ta voix assurée, ton geste libérateur.Mais les années ont passé, et les promesses se sont effacées sous les pas lourds de la peur.
La refondation s’est dissoute dans la confiscation.
La transition, qui devait rendre la parole au peuple, est devenue un pouvoir — et le pouvoir, une obsession.
Tu es soldat d’élite. Tu connais la rigueur, la stratégie, l’art de la manœuvre.
Mais tu sembles avoir oublié la plus haute leçon de la guerre : la vraie victoire est celle qu’on obtient sans combattre.
Tu mènes bataille contre ton propre peuple, contre les partis politiques, contre la société civile, contre la parole.
Tu confonds la conquête avec la paix, la peur avec l’ordre.
Mais la victoire sur les tiens n’est pas un triomphe : c’est une blessure.
La force qui se tourne vers l’intérieur finit toujours par se consumer.
Le chronogramme convenu avec la CEDEAO devait s’achever le 31 décembre 2024.
Tu en avais fait un symbole d’honneur, un engagement devant la région et la nation.
Mais tu l’as trahi sans un mot d’explication.
Le 21 septembre, un référendum constitutionnel organisé dans un climat de contrainte et d’exclusion a donné naissance à une Constitution que personne n’a vue venir et que personne n’a pu débattre.
Elle t’ouvre la voie à une élection présidentielle fixée au 28 décembre, à laquelle tu es le seul véritable protagoniste.
Les partis représentatifs ont été dissous, leurs leaders pourchassés ou exilés, leurs militants intimidés.
Tu as réduit le champ politique à un monologue.
Tu as préféré la soumission des consciences à la libre confrontation des idées.
Et dans ce vide, tu crois régner.
Tu disposes de la force, des armes, des institutions, de la manne financière, de la justice que tu contrôles.
Tu as domestiqué le CNT, transformé la CRIEF en outil de neutralisation politique, verrouillé les médias.
Mais le pouvoir qui gouverne par la peur finit toujours par la subir.
On peut tout faire avec des baïonnettes, sauf s’y asseoir.
La peur est un ciment qui se fissure dès qu’il sèche.
Tu aurais pu être le chef d’un passage historique — celui qui rend à la Guinée sa respiration et à l’État sa dignité.
Tu aurais pu incarner la rupture entre l’État des privilèges et celui du devoir.
Mais tu as préféré l’autorité à la raison, la force à la parole.
Comme le rappelait Machiavel, un dirigeant soutenu par le peuple doit savoir en préserver l’amitié,
car c’est d’elle que vient la véritable force du pouvoir.
Tu as perdu cette amitié, Général, et nul pouvoir, fût-il armé, ne résiste longtemps à l’indifférence ou à la colère de son peuple.
Autour de toi, le silence est organisé.
Ceux qui te craignent t’acclament. Ceux qui t’obéissent se taisent.
Tu vis au centre d’une tranquillité factice, entouré d’hommes qui te disent ce que tu veux entendre.
Mais cette paix-là n’est pas la paix : c’est une anesthésie.
La CEDEAO s’est tue, l’Union africaine s’est détournée, les chancelleries ont préféré la stabilité des contrats à la fidélité des principes.
Ce silence n’est pas neutre : il est complice.
C’est dans le projet Simandou que cette duplicité atteint son comble.
On le présente comme une victoire nationale, mais il n’est qu’un théâtre de rivalités étrangères.
Rio Tinto, Winning Consortium, la Chine, Singapour, la Finlande, l’Allemagne, les États-Unis, l’Inde : chacun avance ses pions,
et toi, tu crois diriger la partie.
Mais c’est une partie où les règles sont écrites ailleurs.
Cheikh Anta Diop l’avait dit : « L’Afrique ne sera libre que lorsqu’elle contrôlera la production et la distribution de ses richesses. »
Et Fanon avertissait : « Quand les richesses d’un pays ne servent pas son peuple, elles deviennent les chaînes de sa servitude. »
Les rails qu’on construit ne sont pas des routes de développement, mais des veines ouvertes où s’écoule la substance d’un pays qui s’ignore.
L’économie que tu diriges aujourd’hui n’est pas une rupture, mais une répétition.
Sékou Touré avait fait de l’État l’unique acteur, Lansana Conté a livré le pays au marché, Alpha Condé a politisé la dépendance.
De la Révolution à la Réforme, la même logique s’est perpétuée :
un État sans production, un pouvoir sans partage, une richesse sans nation.
Tu prétends refonder, mais tu perpétues.
Ce que tu appelles “refondation” n’est que la continuité d’un vieux modèle :
un État qui distribue la richesse au lieu de la produire,
qui gouverne par la rente au lieu de la vision.
Tu n’es pas sans mémoire, Général.
Tu sais ce que la Guinée a déjà vécu :
Sékou Touré a proclamé la liberté pour en faire une terreur,
Lansana Conté la stabilité pour en faire une lassitude,
Dadis Camara la rectitude pour en faire un drame,
Alpha Condé la démocratie pour en faire un slogan creux.
Et aujourd’hui, toi, Mamadi Doumbouya, tu sembles répéter ce cycle infernal des promesses trahies.
Chaque libérateur finit par devenir gardien de sa propre forteresse.
Tu es encore jeune.
L’histoire t’offre une chance rare : celle de te racheter avant qu’elle ne t’efface.
Si tu écoutais la voix de la raison plutôt que celle de la peur,
tu comprendrais que la vraie force n’est pas dans la domination, mais dans la maîtrise de soi.
Tu pourrais encore rouvrir le dialogue, libérer les détenus politiques, restaurer les partis,
rendre au peuple le droit de choisir.
Tu pourrais devenir l’homme qui a mis fin, non pas à un régime, mais à une spirale.
Tu gagneras peut-être encore quelques batailles — celles des apparences, des urnes verrouillées, des silences imposés.
Mais la guerre contre le temps, contre la vérité, contre la mémoire, tu ne la gagneras jamais.
Souviens-toi : gouverner, ce n’est pas conquérir. C’est servir. Et servir, c’est savoir s’effacer.
Dans la guerre du pouvoir contre l’Histoire, il n’y a qu’un seul vainqueur : le temps.
Le temps, qui emporte les mensonges et ne garde que la vérité.
Le temps, qui efface les statues et ressuscite les consciences.
Le temps, qui finit toujours par rendre au peuple ce qu’on lui a volé.